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Le Monde, le 24/06/2019
Par Marie Jégo
La victoire d’Ekrem Imamoglu à l’élection municipale consacre l’émergence d’une nouvelle génération de responsables politiques en Turquie.
A Istanbul, la liesse s’est exprimée sur les deux rives du Bosphore, dans le quartier de Besiktas à celui de Kadiköy, en passant par Sisli, Esenler, Beylikdüzü. Jusque tard dans la nuit du dimanche 23 au lundi 24 juin, des dizaines de milliers de personnes ont célébré la victoire d’Ekrem Imamoglu, le candidat du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste) et de l’opposition unie, élu maire avec 54 % des voix, contre 45 % pour le candidat du pouvoir, l’ancien premier ministre Binali Yildirim. Deux autres candidats totalisent moins de 1 % des suffrages.
A coups de klaxons, de chansons, de drapeaux agités depuis les voitures qui filaient à vive allure sur les avenues, les Stambouliotes ont laissé éclater leur joie. Un peu partout, des vendeurs de rue se sont mis à proposer à la vente écharpes, drapeaux, insignes à l’effigie d’Ekrem Imamoglu auréolé de son slogan, « Tout ira bien ! ».
Le scrutin se jouait pour la deuxième fois en deux mois après l’annulation du premier vote à la suite de la requête du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur). La formation avait persuadé la Haute Commission électorale de l’annuler, évoquant des « fraudes ». L’opposition avait dénoncé « un putsch », tout en acceptant de se soumettre une nouvelle fois au verdict des urnes.
Cette fois-ci, la victoire de l’opposant est écrasante. Lors du premier vote, le 31 mars, M. Imamoglu avait seulement 13 000 voix d’avance sur son concurrent, Binali Yildirim. Selon des résultats confirmés lundi matin, il compte 806 000 voix d’avance sur son rival. Les votes lui ont été favorables dans 28 arrondissements d’Istanbul sur 39, contre 15 lors du premier scrutin.
A la surprise générale, Ekrem Imamoglu a fait un très bon score dans les arrondissements qui sont des fiefs traditionnels des islamo-conservateurs, notamment à Beyoglu, sur la rive européenne, le quartier où Recep Tayyip Erdogan est né, ainsi qu’à Usküdar, sur la rive asiatique, où le « reis » (le « chef », l’un des surnoms de M. Erdogan) a sa résidence familiale.
Binali Yildirim a aisément reconnu la victoire de M. Imamoglu. « Je le félicite, je lui souhaite bonne chance, j’espère qu’il fera un bon maire pour Istanbul », a-t-il déclaré, dans un message télévisé à l’adresse de son rival.
Sérieux camouflet
La réaction du président Recep Tayyip Erdogan était plus effacée. Dans la soirée, il a reconnu la défaite de l’AKP à Istanbul dans un message au nouveau maire par le biais de son compte Twitter. C’est la première fois en dix-sept ans de règne que le numéro un turc ne s’exprime pas en direct juste après un vote. D’habitude, l’AKP, qui a remporté toutes les élections depuis 2002, salue « la victoire de la démocratie ». Cette fois-ci, ses ténors sont restés muets.
La perte d’Istanbul, la ville la plus riche (un tiers du PIB) et la plus peuplée (16 millions d’habitants) de Turquie, est un sérieux camouflet infligé au président turc et à l’AKP, le parti qu’il dirige, maître absolu de la place depuis vingt-cinq ans. Privés de leur principale source de patronage, les islamo-conservateurs n’avaient toujours pas réagi lundi matin. Le caractère décisif de la victoire d’Ekrem Imamoglu ne leur permet pas de contester une nouvelle fois le vote.
Tard dans la soirée, Ekrem Imamoglu, le nouveau maire d’Istanbul, a prononcé un discours depuis Beylikdüzü, l’arrondissement de la rive européenne où il a fait ses premières armes en tant que maire de 2014 à 2019. « Je ne vais pas diriger cette ville tout seul ! Les dirigeants des partis ne sont pas sacrés, ils ne sont pas au-dessus du peuple », a-t-il déclaré face à des dizaines de milliers de ses partisans en liesse.
Promettant « la fin des extravagances et de l’arrogance », il a pris soin de remercier les 10 millions d’électeurs stambouliotes qui se sont rendus aux urnes, avec une mention spéciale pour « les Kurdes, les Arméniens, les Assyriens, les juifs, les jeunes, les femmes », son équipe de campagne, les milliers de volontaires qui ont observé le vote et les policiers de service ce jour-là . Son discours tranquille et rassembleur est devenu sa marque de fabrique, un atout considérable qui tranche avec le ton clivant et agressif du camp adverse.
Quelques heures plus tôt, l’homme politique de 49 ans avait tendu la main au président Erdogan, mu par le souci de « servir Istanbul ». « Monsieur le président, je suis prêt à travailler en harmonie avec vous », a-t-il déclaré depuis son siège de campagne à Seyrentepe, sur la rive européenne de l’ancienne capitale ottomane. C’est après avoir été élu maire d’Istanbul en 1994 que Recep Tayyip Erdogan a gravi les échelons de la politique avant de devoir renoncer à son mandat, en 1998, à la suite d’une condamnation à quelques mois de prison pour la lecture publique d’un poème religieux.
Si M. Imamoglu réussit à contenter les électeurs, il sera un concurrent redoutable pour la présidentielle prévue pour 2023. Sa victoire à Istanbul consacre l’émergence d’une nouvelle génération de responsables politiques. Elle met en péril l’assise électorale de l’AKP, dont la machine à gagner les élections s’est brusquement grippée.
Comme M. Erdogan, dont la famille pieuse et conservatrice était originaire de la région de la mer Noire, M. Imamoglu, né en 1970 à Trabzon, est issu d’un milieu traditionnel et conservateur. Son père, un entrepreneur du bâtiment, a déménagé à Istanbul dans les années 1990. Autre coïncidence, Ekrem Imamoglu est un passionné de football, un sport qu’il a pratiqué en amateur, tout comme le numéro un turc avant lui.
Fuite des mécontents
L’heure du bilan a sonné pour l’AKP, désormais menacé de scission. Le bruit court depuis des mois qu’Ahmet Davutoglu, un ancien premier ministre de M. Erdogan, l’ancien président Abdullah Gül, et Ali Babacan, qui fut un temps ministre de l’économie, songent à créer leur propre parti après avoir été marginalisés au sein de l’AKP. « A la fin, un nouveau parti sera créé, et Gül en fera partie », a déclaré, dimanche soir, Fehmi Koru, un commentateur politique réputé proche d’Abdullah Gül, au site d’information T24.
Tout le monde s’attend à ce que la défaite essuyée par l’AKP accélère la fuite des mécontents. Dans un manifeste publié fin avril, Ahmet Davutoglu avait mis le doigt sur les problèmes qui fâchent. Critique à l’endroit du parti et de son chef de file, M. Erdogan, il expliquait notamment que la récession économique endurée actuellement par la Turquie était due à « la mauvaise gestion » de l’actuel gouvernement.
Il y déplorait, à mots couverts, la mise à l’écart de personnalités éminentes du parti, soulignant comment, désormais, « un petit groupe oriente l’AKP ». L’ancien premier ministre remettait aussi en question l’alliance conclue par le président Erdogan avec le Parti de l’action nationaliste, qui a fait du parti islamo-conservateur « l’otage » des ultranationalistes et de leur discours de haine. Selon lui, le nouveau système présidentiel mis en place par Erdogan « ne répond pas aux attentes de notre nation ». Il faudrait, soulignait-il, « davantage de transparence ».
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