Dorothée Schmid est responsable du programme Turquie – Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Elle est notamment l’auteur de La Turquie au Moyen-Orient. Le retour d’une puissance régionale ?, paru chez CNRS Editions en 2011.
L’intervention militaire directe, depuis le 24 août, de la Turquie en Syrie marque-t-elle un tournant ?
C’est incontestablement un tournant pour la Turquie, mais il est encore trop tôt pour savoir si c’en est un dans la guerre en Syrie. Depuis l’instauration de la république sur les décombres de l’Empire ottoman après la première guerre mondiale, la culture de l’armée turque la porte à ne pas intervenir au-delà des frontières. Il y a eu quelques exceptions, comme la participation d’un contingent turc dans la guerre de Corée (1950-1953) ou l’invasion de Chypre en 1974. Des soldats turcs ont aussi participé à des opérations de maintien de la paix dans l’ex-Yougoslavie, en Somalie et en Afghanistan, mais il s’agissait de troupes non combattantes.
Depuis les années 1990, les forces armées ont surtout été utilisées sur le territoire national contre la guérilla kurde du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] et, dans ce cadre, elles ont mené plusieurs opérations transfrontalières dans le nord de l’Irak. Mais celles-ci ont toujours été ponctuelles et d’une ampleur limitée. La démonstration militaire des Turcs en Syrie est un aboutissement : la Turquie cherchait depuis une décennie à s’imposer au Moyen-Orient comme un soft power, et elle a compris, chemin faisant, que son statut de puissance dépend aussi de sa capacité de dissuasion et d’action militaire.
La multiplication des conflits armés depuis les  » printemps arabes  » – en 2011 – rendait l’issue inéluctable : dès le début, Ankara a été interventionniste en Syrie, sans pour autant y envoyer ses troupes. Il a bâti une opposition syrienne dominée par les Frères musulmans et l’Armée syrienne libre (ASL). Puis il a été soupçonné d’aider des groupes islamistes plus ou moins radicaux et d’être peu regardant sur le passage des djihadistes par son territoire. Ce comportement a un peu changé, car les alliés occidentaux s’en sont alarmés. Il a maintenant franchi le pas de l’intervention armée.
Est-ce une preuve de force ou une fuite en avant du président turc, après le putsch raté de juillet ?
Cela pose d’abord la question de la capacité de la Turquie à mener une telle opération, alors même que son armée traverse une crise. Son fonctionnement est ébranlé par les purges dans la hiérarchie après la tentative de coup d’Etat. On peut aussi se demander si cette intervention s’insère dans une vision stratégique régionale plus globale. Depuis la démission en mai du premier ministre Ahmet Davutoglu, l’artisan de la grande politique étrangère de l’AKP – Parti de la justice et du développement, au pouvoir – , on ne sait plus très bien ce que veut la diplomatie turque.
Ankara semble courir derrière les événements, tout en affirmant avoir préparé l’opération depuis deux ans. Les autorités avaient effectivement annoncé en février être prêtes à une intervention terrestre en accord avec les Saoudiens. Mais elles avaient vraisemblablement été rappelées à l’ordre par leurs alliés à l’époque. Aujourd’hui, la Turquie passe outre pour apparaître forte, alors qu’elle est en difficulté et que cela présente de réels risques. La Syrie s’est toujours montrée sourcilleuse en matière de souveraineté et du respect des frontières dans la région.
Jusqu’ici, la préoccupation principale d’Ankara comme de ses alliés était la vulnérabilité du territoire turc face à des attaques syriennes. Depuis 2011, chaque fois qu’il s’est produit des incidents à la frontière, les autorités turques se sont adressées à l’OTAN pour évoquer une possible activation de l’article 5 et de la clause de solidarité – si un pays de l’Alliance atlantique est attaqué, ses alliés doivent lui porter une aide militaire – . L’intervention armée est donc aussi une prise d’autonomie de la Turquie par rapport à l’OTAN, même si, d’une manière ou d’une autre, Ankara a négocié le feu vert américain. Les pays membres de l’Alliance ont toujours fait bloc pour affirmer leur solidarité avec la Turquie, quel que soit le cas de figure. Qu’en sera-t-il, maintenant qu’elle a projeté ses forces au-delà de la frontière, devenant un acteur militaire direct dans le conflit syrien ? Mais pour cette opération il fallait aussi l’aval de Moscou, qui contrôle le ciel syrien, notamment dans cette zone.
L’intervention turque vise l’organisation Etat islamique (EI), mais plus encore le PYD (Parti de l’union démocratique) kurde syrien, qui est pourtant soutenu par les alliés de la coalition. Comment réagissent ces derniers ?
Cette extension par la Turquie de ses opérations antikurdes à l’extérieur de son territoire met l’administration Obama face à ses contradictions. Frapper le PYD – le parti kurde syrien hégémonique – en Syrie revient-il à frapper le PKK en interne, même en considérant que ces deux organisations sont liées ? La guerre contre le PKK menée par Ankara en Turquie – depuis 1984 – est considérée par ses alliés comme une opération de police visant une organisation classée terroriste par l’Union européenne et les Etats-Unis. Bruxelles comme Washington ferment ainsi les yeux sur les pertes civiles très importantes, notamment à l’automne 2015, dans la répression des soulèvements à Diyarbakir, Cizre et dans d’autres villes du sud-est de la Turquie. Cette région est déjà entrée dans une logique de guerre.
Ankara martèle que le PYD syrien et le PKK turc sont une seule et même organisation, et assure par ailleurs que le parti prokurde légal – Parti démocratique des peuples, HDP – n’est rien d’autre qu’une vitrine du PKK. On a donc le sentiment que, pour les autorités, toute l’opposition kurde – légale ou non – est rassemblée sous le label  » PKK « , alors même que c’est une mosaïque de réalités et d’intérêts divers. Ankara n’a cependant pas réussi à convaincre de ses vues ses alliés traditionnels, comme les Etats-Unis et l’OTAN, ni ses nouveaux amis russes.