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Le Monde, le 23/10/2019
Par Allan Kaval
Face aux bombes et aux milices, au retour du régime de Damas et de l’EI, près de 300 000 Syriens ont vu leur pays se refermer sur eux, comme un piège.
Dix jours avant de traverser la frontière irakienne, Mahmoud Issa, 37 ans, donnait des cours d’anglais dans un établissement scolaire de Ras Al-Aïn, ville kurde et arabe du nord-est de la Syrie. Aujourd’hui, il mange du riz arrosé de sauce tomate dans une barquette en plastique sous la tôle d’un hangar des forces armées kurdes irakiennes, les peshmergas, près d’un village perdu dans des méandres de collines brûlées de la frontière entre l’Irak et la Syrie.
Entre-temps, les bombes turques ont commencé à tomber près de chez lui et des bandes islamistes à la solde d’Ankara ont traversé la frontière. Les images de leurs méfaits, humiliations et exécutions sommaires ont semé la terreur. Depuis, le régime syrien a amorcé son retour dans les localités du nord-est.
Jeté sur les routes avec les siens comme 300 000 autres Syriens du nord du pays, Mahmoud Issa a erré de ville en ville avant de se faire une raison. « En Syrie, avec le régime, les Turcs et Daech qui va profiter de la situation, il n’y a plus rien de bon… » Au point de le contraindre aux incertitudes de l’exil. Il a vu son pays se refermer sur lui, comme un piège, comme sur son épouse et ses enfants, plus jeunes que la guerre elle-même. Il a fallu partir.
Alors le professeur d’anglais a pris la route de la frontière, vers les steppes où rien ne sort de terre sinon les lourdes colonnes de fumée noire qui signalent les raffineries clandestines des trafiquants d’essence, vers les villages aux maisons basses et les routes perdues où chaque nuit, l’obscurité se fait complice des contrebandiers, des ombres en armes, des tueurs de tout bord.
Frontière trouble
Comme des centaines d’autres réfugiés, Mahmoud Issa a dû mettre le destin de sa famille entre les mains des seigneurs de cette frontière trouble, les Bédouins de la tribu des Chammar, autrefois éleveurs de chameaux devenus passeurs hors pair qui, pour 750 dollars (675 euros), ont emmené la famille du professeur à dos de mules vers les positions des peshmergas, côté irakien. Les combattants kurdes les ont recueillis avec des dizaines d’autres familles de réfugiés kurdes syriens.
Cette nuit-là , ils étaient un millier – hommes, femmes et enfants – à être passé. Deux jours plus tard, le 22 octobre, ils étaient près de 1 300, portant le nombre de réfugiés syriens passés au Kurdistan irakien à 7100 en une semaine, selon le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR).
« En 2013, j’avais déjà dû prendre la fuite quand le Front Al-Nosra [la branche syrienne d’Al-Qaida] avait pris le contrôle de Ras Al-Aïn. Puis nous sommes revenus quand les camarades les ont chassés », se souvient Mahmoud. Les « camarades », ce sont les combattants kurdes de Syrie, ainsi qu’ils s’appellent entre eux, lointain héritage de la période marxiste-léniniste du mouvement. « Les gangs envoyés contre nous par la Turquie ne sont pas si différents du Front Al-Nosra. Mais cette fois, on ne sait pas s’ils seront repoussés par les nôtres… »
Mêmes barbes, mêmes slogans islamistes, même brutalité, même goût pour l’humiliation, les sévices et la terreur diffusée quasiment en direct sur les réseaux sociaux, l’ennemi d’aujourd’hui ressemble à celui d’hier. Mais il a désormais l’appui de l’aviation, de l’artillerie et des renseignements d’une armée de l’OTAN, celle de la République turque.
« Pas d’autre issue que l’exil »
« Chaque nuit, ils sont plus nombreux à traverser la frontière grâce à des contrebandiers », note Abdulwahab Walid Salim, employé de la Fondation charitable Barzani, une organisation humanitaire liée aux autorités du Kurdistan irakien qui se trouve en pointe de la réponse à ce début d’exode des Kurdes syriens. « L’intervention turque, le retour du régime, la peur des groupes armés islamistes soutenus par la Turquie… Ils ne voient pas d’autre issue que l’exil », indique-t-il, dans un français parfait appris au cours de vingt-cinq années de travail dans la région avec des organisations non gouvernementales venues de l’Hexagone.
La nuit passée aux côtés des peshmergas, l’humanitaire a recueilli une famille paniquée. Lors de la traversée de la frontière à dos de mules, en pleine nuit, un nourrisson a échappé aux bras de sa mère, tombé de la monture dans un cahot. Quelques heures plus tard, les hurlements de l’enfant dans la nuit ont permis aux hommes envoyés à sa recherche de le retrouver.
Depuis 2014, et les déplacements de populations liés à la guerre contre l’EI, la zone grouille de chiens errants, abandonnés par leurs maîtres, paysans ou éleveurs de moutons, dans leur fuite. C’est d’ailleurs de cette guerre-là que date la construction du hangar où les réfugiés syriens du jour déjeunent. Mise en place à l’époque par le HCR, l’installation reprend du service. Et ce n’est que le début d’une crise appelée à prendre de l’ampleur, selon Abdulwahab Walid Salim : « Côté syrien, leurs familles attendent de leurs nouvelles, de savoir comment ça se passe ici avant de les rejoindre, je ne vois pas ce qui peut empêcher ce mouvement de population… »
Les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde, tentent pourtant de le faire. Pour elles, limiter l’afflux de réfugiés est vital et c’est par la force qu’elles entendent l’enrayer, en bloquant autant que possible les accès à la frontière. En situation de guerre, chaque adulte qui s’en va est un combattant potentiel de moins face aux forces adverses. Chaque enfant, c’est un Kurde de moins dans l’équation démographique de la région.
« 300 000 personnes sur les routes »
Pour Damas, réduire l’importance du facteur kurde dans le Nord-Est syrien est un objectif stratégique historique mené à partir des années 1970 par l’installation de populations arabes et la prise de mesures administratives vexatoires faisant de nombreux Kurdes de la région des parias au regard de la République arabe syrienne. Cet objectif, jamais totalement atteint, pourrait être désormais sur le point d’être réalisé. C’est en tout cas ce que craignent les premiers intéressés.
« C’est la fin des Kurdes de Syrie », assure un réfugié originaire de Ras Al-Aïn qui a souhaité rester anonyme. La ville incluse dans la « zone de sécurité » – voulue par la Turquie selon les termes du cessez-le-feu temporaire aux contours flous décidé lors de la visite du vice-président américain Mike Pence à Ankara le 17 octobre – a été évacuée le 21 octobre par les forces kurdes. C’est précisément à cause de cet accord que beaucoup ont pris leur décision de fuir la Syrie.
Pour cet homme d’âge mûr, qui a traversé la frontière avec une dizaine de membres de sa famille, la Turquie est engagée dans une opération de changement démographique irréversible. « Les Turcs sont entrés dans deux villes et il y a plus de 300 000 personnes sur les routes. Il ne faut pas croire qu’ils vont s’arrêter là … Leur but est de vider la Syrie des Kurdes. Les Arabes rentreront chez eux dans les villes qu’ils ont prises. Mais pour nous, ce sera impossible… », regrette le père de famille qui, sans attache au Kurdistan irakien, ne sait où son exil le portera, au-delà de la tente qui l’attend à plusieurs heures de route de la frontière, dans le camp de réfugiés de Bardarash.
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