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La Croix 26/01/2015
Jean-Christophe Ploquin
Harut Sassounian est une des bêtes noires de la diplomatie turque. En 1985, ce natif d’Alep (Syrie) a joué un rôle important pour qu’un organisme de l’ONU reconnaisse que le massacre des Arméniens par l’Empire ottoman en 1915-1916 était un génocide (lire ci-dessous, « pour aller plus loin »). Durant la première guerre mondiale, au moins 1,2 million d’Arméniens disparurent du fait de déportations et d’exécutions sommaires massives ordonnées par le gouvernement au pouvoir à Istanbul. Mais depuis lors, les autorités turques rejettent la qualification de génocide et exercent de fortes pressions pour que la communauté internationale ne la reprennent pas à son compte.
La diaspora arménienne, à l’inverse, est soudée pour obtenir cette reconnaissance, avec une détermination renforcée cette année, qui marque le centenaire des massacres. Pour Harut Sassounian, toutefois, cette campagne doit être complétée par une autre. Personnalité influente de la diaspora aux États-Unis, il estime que les Arméniens doivent demander justice, notamment en multipliant les procédures judiciaires pour spoliation. Une stratégie décryptée vendredi 23 janvier lors d’une interview autour d’un jus d’orange au restaurant Le Murat, et qu’il a présentée devant une assistance rassemblée samedi 24 janvier à l’Hôtel de Ville d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine).
« Des compensations pour rendre justice »
« Ma lutte dorénavant est d’obtenir justice pour les Arméniens », explique-t-il. « En 1915, un crime horrible a été perpétré. Nous avons perdu 1,5 millions de personnes, mais aussi, tous nos biens, nos propriétés, nos églises… Qu’on nous les retourne : par des compensations, en ce qui concerne les biens, et par le retour des églises sous l’administration du patriarcat arménien d’Istanbul ».
« Erdogan dit qu’un bon musulman ne peut pas commettre un génocide »
« Les dirigeants turcs ne veulent pas reconnaitre le génocide », dénonce Harut Sassounian. « Leur président actuel Recep Tayyip Erdogan dit qu’un bon musulman ne peut pas commettre un génocide. L’an dernier, il a publié un communiqué, le 23 avril dans lequel il exprimait ses regrets pour tous les morts de la guerre, y compris les Arméniens. Il essaie de tromper l’opinion publique internationale ».
« Un gouvernement qui avait un plan d’extermination »
« Faisons un parallèle avec la Seconde guerre mondiale : il y a eu environ 7 millions d’Allemands tués durant ce conflit et 6 millions de juifs », précise-t-il. « Mais il ne viendrait à l’idée de personne de les mettre sur le même plan : les Allemands ont été des victimes d’une guerre qu’ils avaient déclenchée; les juifs ont été victimes d’un projet génocidaire. Idem durant la Première guerre mondiale : les Turcs sont morts car leur gouvernement avaient déclaré la guerre à la France, à l’Empire britannique, à la Russie; les Arméniens ont été massacrés par un gouvernement qui avait un plan d’extermination ».
« Les Turcs vont tenter de brouiller les pistes »
« Cette année, au moins jusqu’au 24 avril qui est la date retenue par les Arméniens pour commémorer le génocide, les Turcs vont tenter de brouiller les pistes », prévoit ce militant, rédacteur en chef d’un hebdomadaire dédiée à la cause, The California Courier. « Déjà , ils ont avancé la date de la commémoration de la bataille de Gallipoli. Jusqu’à présent, les cérémonies étaient organisées le 25 avril. Cette année, ils ont envoyé les invitations pour le 24 avril, le jour où les commémorations du génocide se dérouleront à Erevan. Les Turcs ont même envoyé une invitation à Serge Sarkissian, le président de la République d’Arménie ! Tout le monde a compris la manœuvre ».
« Les autorités turques vont chercher à se montrer bienveillantes »
« Les autorités turques vont aussi multiplier les annonces pour se montrer humanistes, bienveillantes, réconciliées avec les Arméniens », ajoute-t-il. « Le premier ministre Ahmet Davutoglu a été jusqu’à dire que la diaspora arménienne était une diaspora turque, puisqu’elle était partie de Turquie ! Qu’il pouvait envisager de donner la citoyenneté turque à ceux qui voudraient revenir! Comment est-il possible de dire cela? Nous sommes la diaspora d’une Arménie historique occupée ! Et nous ne voulons pas revenir. Attention donc à ne pas être piégé par un discours lénifiant ».
« À l’ONU, le rapport de force est trop défavorable »
« Cela fait cent ans que la Turquie refuse de reconnaitre le génocide. Nous allons maintenir cette exigence mais nous n’allons pas rester à attendre à nouveau cent ans », reprend Harut Sassounian. « Nous voulons que justice soit faite. Nous allons passer par de multiples canaux : la Cour internationale de Justice (CIJ), la Cour européenne des droits de l’homme, les juridictions nationales. Pour la CIJ, c’est compliqué car seul un État peut la saisir. La République d’Arménie pourrait le faire mais ce serait une décision lourde de conséquences pour elle. C’est un petit pays enclavé, avec très peu d’alliés internationaux, face à la Turquie qui possède la deuxième armée de l’Otan, qui est la quinzième puissance économique mondiale. C’est comme à l’ONU : il n’est pas réaliste d’envisager une campagne pour la reconnaissance du génocide à l’assemblée générale. Le rapport de force y est trop défavorable. La Turquie peut compter sur le soutien des pays musulmans et des pays de l’Otan. Et ce n’est pas un lieu pour dire la vérité. C’est le règne de la loi du plus fort ».
« Zuart Sudjian, 94 ans, intente une action contre l’État turc »
« En revanche, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) peut être saisie par un simple individu, lorsque tous les recours internes dans son État ont été épuisés », poursuit-il. « J’ai écrit récemment un article sur une femme de 94 ans, Zuart Sudjian, qui a intenté une action contre l’État en Turquie à cause de la confiscation de la terre sur laquelle se trouve l’aéroport de Diyarbakir et qui appartenait autrefois à sa famille, les Basmajian. Elle réclame des compensations. Si la justice turque ne tranche pas en sa faveur, elle ira devant la CEDH. Et si celle-ci constate qu’elle doit être indemnisée, cela ouvrira la voie à des dizaines de milliers d’Arméniens ».
« À Incirlik, la base de l’Otan sur les terres d’un ancien village arménien »
« On sait par ailleurs que l’un des bâtiments les plus prestigieux de la république turque, où résidaient il y a peu le président, était la propriété des Kasapyan, une famille de riches commerçants arméniens », rappelle l’activiste. « Des documents montrent encore que l’aéroport Atatürk d’Istanbul s’est développé en partie sur des terrains qui appartenaient à la famille Kevork Sarian, originaire de Van. Quant à la principale base aérienne de l’Otan en Turquie, elle est située sur les terres du village d’Incirlik, qui était une localité arménienne. Des familles ont intenté une action contre le gouvernement turc devant une cour fédérale américaine. Ainsi, même si la Turquie refuse de reconnaitre qu’il y eut génocide, les décisions de justice assureront cette fonction. Ce sera une reconnaissance indirecte qu’il y a eu crime de masse ».
« Des Turcs veulent que leur pays affronte la vérité »
« C’est aussi une façon de faire accélérer le changement de mentalité en Turquie », ajoute-t-il. « La société bouge dans ce pays. Récemment, un sondage a indiqué que 9 % de la population acceptent le terme de génocide. Il y a de très nombreux intellectuels, des professeurs, des gens engagés, des libéraux et des démocrates, qui veulent qu’on arrête de leur dire des mensonges. Ce n’est pas qu’ils soient pro Arméniens. Mais ils veulent que leur pays affronte la réalité historique. Ils pensent que la Turquie sera meilleure si elle reconnait la vérité, et qu’à l’inverse, le mensonge la pervertit. Des livres sont publiés, des vidéos sont produites, des programmes TV circulent sur internet. Tout cela produit de l’effet ».
« Ici, c’est ma maison »
« Les voyages en Turquie de descendants de victimes ou de rescapés participent aussi de ce processus », insiste Harut Sassounian. « C’est important pour deux raisons. D’une part, cela permet aux nouvelles générations d’Arméniens de s’approprier les lieux de la mémoire familiale. Une fois qu’il les voient, cela devient vraiment leur histoire, leur terre ancestrale. Et puis cela sensibilise les Turcs et les Kurdes qu’ils rencontrent, qui voient des jeunes dire : ‘ici, c’est ma maison’. Souvent, ils ne savent pas, ils sont très gentils. Et ils prennent conscience qu’il est arrivé une catastrophe aux Arméniens – alors que les manuels d’histoire turcs n’en parlent pas -, qu’il y a une légitimité à ce qu’ils fassent des demandes de restitution ou de compensation. Ils se rendent compte qu’il y a une question qui n’est pas résolue ».
« La question arménienne a resurgi »
« Aujourd’hui, il y autant d’Arméniens aux États-Unis qu’il y eut de tués pendant le génocide », commente-t-il. « C’était le cauchemar du gouvernement Jeune Turc en 1915, dont l’un des leaders, Talaat, prédisait qu’il ne resterait plus qu’un seul Arménien debout : dans un musée ! En éliminant physiquement les Arméniens, ils voulaient supprimer de ce fait même la question arménienne. Or elle a resurgi ! Et c’est un cauchemar aujourd’hui pour le président et le gouvernement actuels, qui voudraient que les Arméniens oublient tout et abandonnent. Mais on va prouver qu’ils ont tort et un jour, on retournera et on recevra ce qui nous appartient. A l’inverse, s’ils reconnaissaient le génocide, demandaient pardon, offraient de discuter pour des réparations, ils seraient des héros pour la terre entière ».
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