Lorsque la mère de Jean-Pierre Fleury racontait à son fils la tragédie du peuple arménien, elle n’omettait jamais de terminer son récit en lui disant : « Jeannot, n’oublie pas que ce sont des Turcs qui nous ont sauvés. » Jean-Pierre était alors un jeune Français qui avait découvert l’origine arménienne de sa mère, Joséphine Mouradian, au détour d’une conversation qu’elle avait eue avec un inconnu, dans une langue qu’il ne connaissait pas, et l’avait subitement fait fondre en larmes. Bouleversé par cette révélation, le jeune homme n’a alors cessé de l’interroger sur les événements tragiques qui ont conduit à la mort près d’un million et demi d’Arméniens sous l’Empire ottoman, entre 1915 et 1923.
Mais comme des dizaines de milliers d’Arméniens réfugiés en France, la mère de Jean-Pierre était avare de mots pour raconter ce qui sera qualifié soixante ans plus tard de premier génocide du XXe siècle. « Quand elle est morte, je n’en savais pas plus, dit-il aujourd’hui, devant la cheminée de son pavillon de chasse en Sologne. Depuis, j’ai parcouru les chemins de la Syrie et de la Turquie, j’ai interrogé ceux qui en ont encore le souvenir et j’ai appris que mon arrière-grand-père a eu la tête plantée sur une pique. Mais je ne sais toujours pas qui sont ces Turcs qui nous ont sauvés. »
Refus d’obéir aux ordres
Jean-Pierre n’est pas le seul à ignorer le nom de ceux à qui sa famille doit la vie. A Erevan, capitale de l’Arménie actuelle, Maryam peut elle aussi témoigner de l’histoire d’un bienfaiteur turc dont le nom s’est perdu. « Ma famille vivait à Izmir. Ils étaient joailliers. Un soir, leur voisin, un soldat turc, est venu les avertir que le lendemain des massacres se préparaient. Il leur a dit : “Je ne peux pas laisser mourir de si belles personnes, ce serait un péché contre Dieu” », raconte Maryam dans un jardin de la capitale arménienne. Le soldat turc a alors placé les enfants sur des ânes et emmené toute la famille vers le port d’Izmir, où un bateau attendait en partance pour la Grèce. Maryam se souvient : « Ma grand-tante, qui était petite, nous racontait toujours un détail sordide : ce qu’elle croyait être des algues dans le port, la nuit, s’est révélé au petit matin être des cheveux longs de femmes décapitées. »
Si Maryam a accepté de livrer son témoignage, ce n’est pas pour dénoncer la violence faite à son peuple, mais pour rendre justice à ce soldat turc : « Nous avons appris bien plus tard que lorsqu’il est revenu chez lui, il a été exécuté avec toute sa famille par son propre régiment parce qu’il avait aidé des Arméniens à fuir. Toutes les nuits, ma grand-tante priait pour l’âme de ce soldat et sa famille. »
Simples soldats ou bergers, mais aussi fonctionnaires ou notables, les Turcs qui se sont opposés aux ordres de déportation émis par le Comité union et progrès (CUP), qui dirigeait alors l’Empire ottoman, étaient une poignée. Mais au contraire des Justes de la Shoah, ils n’ont jamais vu leurs noms figurer dans un livre d’histoire, ni n’ont été honorés par une plaque commémorative. Et pour cause : la Turquie n’a toujours pas reconnu l’existence du génocide arménien. Le négationnisme y est même un dogme d’Etat qu’il est dangereux de contester, hier comme aujourd’hui. Alors comment imaginer un effort commémoratif pour ceux, parmi les Turcs, qui se sont opposés aux directives des agents du futur Etat turc ? « Pourtant, il y a souvent un Turc ou un Kurde dans les souvenirs des rescapés, assure Lusine Kharatyan, la coordinatrice de DVV International, une ONG allemande travaillant entre autres à la réconciliation des peuples arménien et turc. Sans leur intervention, il n’y aurait jamais eu autant de survivants. »
Rompre le silence
Auteur d’un immense travail de mémoire, l’historien turc Taner Akçam, aujourd’hui exilé et réfugié politique, retrace, dans son livre Un acte honteux (Denoël, 2008), le parcours de quelques gouverneurs qui, en refusant d’obéir à Istanbul, ont sauvé plusieurs milliers de vies. Ainsi de Celal Bey, gouverneur d’Alep, qui s’est opposé aux ordres de déportation qui allaient conduire les Arméniens à la mort. Démis de ses fonctions, Celal Bey a ensuite été transféré dans la ville anatolienne de Konya, où il a renouvelé son refus d’obéir aux ordres d’Istanbul, tout en tentant d’avertir les diplomates étrangers des événements en cours. Dans ses Mémoires, publiés par le journal Vakit en 1918, l’homme se décrit ainsi : « Ma situation à Konya est celle d’un homme assis, sans aucun moyen, le long d’une rivière où coule le sang de milliers d’enfants, innocents, de vieux irréprochables, de femmes désespérées. »
D’autres gouverneurs ont payé de leur vie leurs actes de résistance. Huseyin Nesimi Bey, le kaimakam (gouverneur) de la province de Lice, a été assassiné par des hommes de main du pouvoir central, alors qu’il se rendait à une convocation de l’administration ottomane à Diyarbakir. Ces exécutions sommaires s’inscrivaient dans le cadre d’un ordre émis par le pouvoir central, condamnant à mort toute personne de l’Empire ottoman qui « apporterait de l’aide aux Arméniens ». Un décret appliqué aux hauts fonctionnaires comme aux simples bergers ou aux soldats.
Pour tenter de rompre le silence, un livre est sorti en 2015 en Arménie. Greta Avetisyan y a recueilli des témoignages de familles. « A l’occasion des cent ans du génocide, célébrés à Erevan le 25 avril 2015, j’ai décidé de récolter la mémoire orale de cent familles qui ont été sauvées par des Turcs », explique la jeune Arménienne. Un livre qui « n’a pas été très bien reçu, car parmi les histoires racontées, beaucoup de vies ont été sauvées pour des raisons opportunistes ».
Passions contradictoires
Ainsi dans la famille des Berberyan, qui habite un vieil appartement stalinien à Erevan. La seule évocation de l’histoire familiale soulève toujours les passions les plus contradictoires. « Nous nous appelons Berberyan, ce qui signifie “barbier”. C’était la profession de notre arrière-grand-père, raconte Naïra, assise avec les siens autour d’une table où abondent les plats cuisinés, des fruits secs et du fromage de chèvre. Alors que les massacres avaient commencé, le maire a convoqué mon arrière-grand-père, Harutyun, et a fait tracer un signe sur sa maison afin qu’il échappe aux massacres. Mais le maire a sauvé mon arrière-grand-père parce qu’il voulait garder son barbier ! » Dans l’appartement des Berberyan, l’émotion est soudain si vive que les larmes montent aux yeux de Naïra, comme si les faits s’étaient déroulés hier.
Il est vrai qu’en 1915 de nombreuses vies ont été sauvées pour des raisons pas toujours avouables. Certains artisans ou lettrés arméniens, dont le savoir-faire était utile, ont été occasionnellement épargnés par les massacres. Des centaines de milliers de jeunes Arméniennes, dont la beauté suscitait le désir, ont été épousées et islamisées de force, des enfants adoptés dans l’idée de récupérer les biens de leur famille arménienne.
« L’existence de la Turquie moderne se fonde sur un idéal nationaliste, les Arméniens ont été détruits en tant que “race”, parce que dangereuse biologiquement pour la “race turque”, et en tant que force politique parce que trop libérale », rappelle l’historien français Vincent Duclert, auteur de La France face au génocide des Arméniens (Fayard, 435p., 22€, mars 2015). Le président Recep Tayyip Erdogan a poursuivi la politique de déni du génocide, refusant de reconnaître jusqu’à l’existence de bourreaux durant les massacres. Depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet, la répression rend l’évocation du rôle des Justes turcs plus improbable que jamais, et fait tomber une nouvelle chape de plomb sur les tentatives de rapprochement avec l’Arménie : la seule évocation du génocide peut valoir une peine de prison à vie.
Une quête de reconnaissance
Cette négation entrave la recherche que nombre d’historiens, tant turcs qu’arméniens, appellent de leurs vœux. Le tabou est aussi difficile à lever en Arménie. « Il n’est pas facile pour un Arménien de reconnaître le rôle joué par les Justes turcs, car il craint que cela exempte la Turquie de la reconnaissance du génocide », admet Suren Manukyan, député arménien et directeur du mémorial du génocide arménien de Tsitsernakaberd, installé sur les hauteurs d’Erevan. Lui se dit pourtant persuadé que « la figure du Juste pourrait plus facilement être acceptée par les Turcs, car pour un Turc, il est plus aisé de s’identifier à un Juste qu’à un bourreau ». « C’est une figure réconciliatrice qui peut aider la Turquie à reconnaître le génocide », veut croire Lusine Kharatyan, de DVV International, qui confronte régulièrement des groupes de jeunes Arméniens et Turcs à leur passé respectif.
Un premier pas a été franchi en 2015 avec la création, à l’initiative d’un trio de philanthropes de la diaspora arménienne, du Aurora Prize for Awakening Humanity pour « honorer la mémoire des survivants du génocide des Arméniens en soutenant des projets honorant leurs sauveurs ». Ce prix, qui doit être décerné le 28 mai, récompense chaque année « ceux qui prennent des risques pour le bien d’autrui et qui incarnent le meilleur de ce qui fait de nous une communauté mondiale aujourd’hui », selon les termes d’Ernesto Zedillo, l’ancien président du Mexique, qui a rejoint le comité de sélection du prix Aurora 2017.
En Europe, la reconnaissance de la part de lumière de la tragédie de 1915 fait lentement son chemin. En Allemagne, lors de la reconnaissance du génocide arménien par le Bundestag, le 2 juin 2016, le député d’origine turque Cem Özdemir a clairement évoqué, dans son discours devant la Chambre, l’existence des Justes oubliés. « En 1915, a-t-il rappelé, quand le gouverneur de Kutahya a reçu les ordres de déportation des Arméniens, il a annoncé publiquement qu’il n’obéirait pas à ces ordres. Le gouverneur de Konya et des membres de l’ordre des derviches tourneurs ont agi de la même manière. Ils ont écouté leur cœur. » Croisant nationalité allemande et racines turques, Cem Özdemir a une légitimité particulière pour oser la comparaison entre les Justes de la Shoah et ces Turcs qui, au risque de leur propre vie, se sont opposés à la barbarie : « Dans de nombreux cas, c’était la foi musulmane ou leur conception de l’humanité qui ne leur permettait pas de se soumettre aux ordres méprisables d’Istanbul. Nous devons révérer leur mémoire et celle des nombreux héros qui ont refusé d’exécuter les ordres. Ce sont les Schindler turcs. »
Mais le passage des générations fait craindre aux descendants de ces « Schindler turcs » comme aux survivants arméniens que la mémoire ne se perde. Dans son pavillon en Sologne, Jean-Pierre Fleury n’a pas renoncé à connaître le nom de celui à qui il doit la vie, même s’il sait que les chances s’amenuisent avec les années. « Je n’ai pas eu la chance de savoir ce qui s’est passé, regrette-t-il, mais je crois ma mère sur parole : si je suis là aujourd’hui, c’est grâce à ces Justes. Ces hommes et ces femmes ont risqué leur vie pour nous. Cent ans de silence, cela suffit. »