A Istanbul, l’art a un air de défi
Le Monde, 19/11/2015
Par Harry Bellet (Istanbul)
La Turquie : un petit millier de kilomètres de frontière commune avec la Syrie en guerre ; un parti politique, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), démocratiquement élu, mais qui réprime vigoureusement la minorité kurde, l’opposition et la presse ; des attentats ; et, au milieu de tout cela, une foire d’art contemporain, Contemporary Istanbul.
Elle a attiré, entre le 12 et le 15 novembre, 80 000 visiteurs. Ces gens seraient-ils inconscients ? Non : ils continuent de vivre, tout simplement, et avec un bel appétit. En témoigne le galeriste parisien Hervé Loevenbruck, au lendemain d’une soirée dans un club huppé d’Istanbul, qui – apparemment – s’était terminée au petit matin : « Ces gens ne sont pas coupés des réalités, mais ils ont envie de s’amuser. Et même intensément. Et bien, nous allons les y aider. »
Lorsqu’il prononçait cette dernière phrase, on aurait juré voir le « jackpot » des machines à sous défiler dans ses yeux, comme dans les dessins animés : Istanbul compte un certain nombre de milliardaires. Certains collectionnent depuis des générations. C’est, d’ailleurs, une des particularités de la ville que de voir des musées créés non seulement par des privés, ce qui est somme toute assez banal, mais par des familles. C’est le cas, par exemple, du Elgiz Museum. La maman, Sveda, le papa, Can, collectionnaient et ont passé le virus à leurs enfants. Une de leurs filles, Ayda, après des études d’économie en Californie, a suivi des cours de muséographie à la New York University. Le Cindy Sherman, accroché là , a longtemps trôné dans son petit appartement new-yorkais. A côté, une œuvre de Paul McCarthy, devenu un ami de la famille.
Mais les artistes turcs ne sont pas oubliés : le toit du musée, 2 000 mètres carrés, accueille des sculptures que leurs ateliers ne peuvent abriter et, au rez-de-chaussée, une grande exposition temporaire, accompagnée d’un important catalogue, met en valeur l’Å“uvre d’Azade Köker. De plus, en accrochant les artistes stambouliotes, comme le très surprenant Bedri Baykam, à côté de vedettes internationales à la peinture tout aussi déjantée, tel Jonathan Meese, ils permettent à l’amateur peu au fait du lyrisme turc de retrouver des repères, grâce à des codes occidentaux qu’il maîtrise un peu mieux.
Le musée est installé dans le quartier de Maslak, une des récentes extensions d’Istanbul, le long du Bosphore, qui va bientôt en occuper toutes les rives, de la mer de Marmara à la mer Noire. Ici se trouve le nouveau quartier d’affaires, où, dans des tours ultramodernes, sont installés les sièges sociaux des grandes entreprises. Et, elles aussi, collectionnent, comme la société pharmaceutique Abdi Ibrahim, dont l’immeuble abrite les Å“uvres d’artistes turcs du XXe siècle des plus renommés dans leur pays, mais presque inconnus au dehors.
Des talents ouverts
C’est cette situation que tous entendent changer, à commencer par Ali Güreli, le président de la foire Contemporary Istanbul. C’est une des deux manifestations de ce genre : l’une, créée en 2013, est intitulée Artinternational et attire les ténors du marché mondial. Avouons-le, on préfère l’autre : pourquoi venir en Turquie voir les invendus de la Galerie Gagosian ? Contemporary Istanbul, dont c’est le dixième anniversaire, compte une bien plus forte proportion de galeries locales et est plus propice aux découvertes. Avouons-le aussi, certaines sont d’un mauvais goût absolu. Mais, petit à petit, la foire progresse. En attirant des talents ouverts, comme le montre le recrutement cette année, en qualité de conseiller, du Suisse Marc-Olivier Wahler, qui a présidé de 2006 à 2012 aux destinées du Palais de Tokyo, à Paris.
Le marché de l’art ne l’intéresse guère, mais la programmation et l’éducation, si. Et c’est là une des autres originalités de la Foire : loin d’être un événement ponctuel, elle entend réaliser un travail de fond. Elle édite une revue d’art bilingue, CI Mag, organise des conférences, prévoit de créer une autre Foire, en mai 2016, réservée aux très jeunes galeries, cofinance, avec des galeries locales, des éditions de multiples artistes turcs, ce qui rend les Å“uvres plus abordables aux classes moyennes. Car celles-ci sont en plein développement. Le produit intérieur brut par habitant, qui est d’environ 8 200 euros, a presque triplé entre 2002 et 2012, selon le Fonds monétaire international.
Rien d’étonnant à ce que, interrogé sur les récentes élections législatives, le 1er novembre, dans son pays, qui ont vu la victoire de l’AKP, et l’incidence qu’elles pouvaient avoir sur la Foire, Ali Güreli s’est exprimé sans langue de bois aucune :  » Le résultat a été une surprise, car on croyait aller vers une coalition. Mais, désormais, le stress électoral est passé, et chacun peut se concentrer sur ses propres objectifs !  » Ce que les marchés, celui de l’art comme les autres, détestent le plus, c’est l’incertitude. Dès le résultat des élections connu, la Bourse d’Istanbul a ouvert en hausse de 5 %, lundi 2 novembre.
Quant aux objectifs d’Ali Güreli, ils sont clairs : faire d’Istanbul un  » hub « , une plate-forme pour l’art contemporain de la région. Et la région, il l’entend au sens large, au point qu’on croirait le voir redessiner la carte de l’empire de Soliman le Magnifique : des galeries viennent de Russie, des Balkans, de Jordanie, d’Israël, avec un focus, cette année, sur l’Iran. Et ce n’est pas sans un certain espoir qu’on peut voir, à peine séparés par un couloir, un marchand de Tel-Aviv et un autre venu de Téhéran.
♦
Lire aussi