Gaziantep (Turquie), envoyé spécial
MUSTAFA KARA ALI POUR « LE MONDE »
REPORTAGE
Syrie, année zéro (3/4). Alors que la guerre civile touche à sa fin, « Le Monde » se penche, dans une série d’articles, sur l’état du pays. Aujourd’hui : reportage dans la ville turque qui a servi de base arrière aux rebelles d’Alep.
De tous les chefs de la rébellion d’Alep, Mulhem Al-Oqeïdi est l’un des rares à avoir conservé l’estime des révolutionnaires tout au long des quatre années (2012-2016) qu’a duré la sécession des quartiers est de la ville. Ni caïd opportuniste, ni boutefeu islamiste, l’ancien étudiant en architecture est resté fidèle aux idéaux du soulèvement anti-Assad jusqu’à l’offensive victorieuse des loyalistes, en décembre 2016, et l’évacuation forcée des insurgés.
Mais, aujourd’hui, réfugié dans la ville turque de Gaziantep, à 100 kilomètres au nord d’Alep, l’ex-commandant de la brigade Tajamu Fustakim veut tourner la page. « Pour moi, la lutte armée est terminée », dit-il. Agé de 37 ans, il a repris ses études, passé son diplôme d’architecte et décroché un emploi dans une agence turque. « Ce que je veux maintenant, c’est travailler pour moi, améliorer ma situation personnelle. »
Sur les bancs de l’université de Gaziantep, il a retrouvé Ahmed Mohamed, 26 ans, cheville ouvrière d’une association de défense des droits de l’homme, le Syrian Institute for Justice. Les financements de cette ONG ayant été coupés, le jeune militant s’est décidé à prendre des cours de turc dans l’espoir de dénicher un autre emploi. « Comme tous les activistes ici, je songe à mon avenir. »
Ahmed Mohamed, 26 ans, cheville ouvrière de l’ONG Syrian Institute for Justice s’est décidé à prendre des cours de turc dans l’espoir de dénicher un autre emploi. MUSTAFA KARA ALI POUR « LE MONDE »
Les bailleurs de fonds se désengagent
Un cycle s’achève à Gaziantep. L’effervescence anti-Assad est retombée dans cette agglomération du sud de l’Anatolie, où résident 400 000 Syriens, le quart de la population. Les ONG, think tanks et groupes armés qui en avaient fait la base arrière de l’insurrection cessent ou réduisent leurs activités les uns après les autres.
Le gouvernement en exil de l’opposition, un temps installé dans un bâtiment flambant neuf sur l’un des principaux boulevards de la ville, a été relégué dans une vieille bâtisse, en lisière d’un terrain vague de la périphérie. « Pour les opposants syriens, Gaziantep, qui était une plaque tournante, est devenue une ville fantôme », admet Bassel Juneïdi, directeur d’une agence de consultants.
Le rétablissement du régime Assad, qui a enchaîné les victoires après la reprise d’Alep, est la principale raison de ce déclin. Alors qu’au pic de l’insurrection les mutins de Gaziantep intervenaient dans plus d’un quart du pays, de la frontière jusqu’au sud d’Homs, ils ne peuvent plus agir aujourd’hui que dans le coin nord-ouest, autour d’Idlib, et sur quelques bourgades frontalières, comme Azaz et Djarabulus.
Et encore. A Idlib, l’opposition civile et militaire a été en grande partie neutralisée par les djihadistes d’Hayat Tahrir Al-Cham (HTS), une organisation classée « terroriste »par l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis.Du coup, les bailleurs de fonds étrangers, qui ont fait vivre l’écosystème rebelle de Gaziantep pendant plusieurs années, se désengagent.
L’ONU aux abonnés absents
Les Etats-Unis et le Royaume-uni ont été les premiers à le faire, à l’automne 2018, conduisant à l’arrêt de plusieurs programmes de développement gérés depuis la ville turque, comme la Free Police, un projet de formation de gardiens de la paix.
Et en janvier, face à la montée en puissance de HTS, l’UE a suspendu à son tour ses activités. De nombreuses structures d’Idlib, comme des hôpitaux et des écoles, gérées depuis Gaziantep avec des fonds européens, se sont retrouvées paralysées du jour au lendemain. Des consultations sont en cours entre l’UE et ses bénéficiaires pour sécuriser les transferts d’argent, et permettre le redémarrage des opérations les plus vitales, dans le secteur de la santé notamment.
Mais une vieille menace réapparaît maintenant, celle d’une offensive du régime et de ses alliés russes, qui ont intensifié leurs bombardements ces derniers jours sur la poche d’Idlib. « Les opposants syriens de Gaziantep savent que la fin approche, ils ne vivent plus que pour et par Idlib », estime Bassil Juneïdi.
Signe des temps, le bureau politique que les Nations unies (ONU) avaient ouvert à Gazientep est aux abonnés absents. Le personnel, parti de Turquie, attend une hypothétique reconduction de la mission. Quant au coordinateur de l’aide humanitaire de l’UE, autrefois basé sur place, il réside aujourd’hui à Beyrouth, une ville nettement plus proche de Damas que d’Idlib. « Tout cela, ce sont des signaux politiques », reconnaît un expert onusien.
C’est à la fin de l’année 2012 que Gaziantep a commencé à émerger sur la carte du conflit syrien. Les anti-Assad venaient de s’emparer des points de passage avec la Turquie et le régime du président Recep Tayyip Erdogan leur déroulait le tapis rouge. Chefs rebelles et militants révolutionnaires, en quête d’un lieu épargné par les bombardements, ont alors afflué dans cette grosse cité industrieuse, située à 1 h 30 de la frontière.
Un balcon sur Alep
Dans ses immeubles et ses centres commerciaux, en parallèle du quotidien de la population turque, une ville bis s’est développée, composée d’une myriade de bureaux, à vocation civile et militaire. « On s’est senti un peu chez nous, raconte Abou Anas Al-Shami, une figure de la communauté syrienne de Gaziantep. La cuisine, le climat, la nature et les traditions sont les mêmes qu’à Alep. » Les deux villes sont d’ailleurs bâties sur le même modèle, autour de souks couverts et d’une citadelle médiévale, et elles faisaient partie, à l’époque ottomane, de la même wilaya (« unité administrative »). « Gaziantep et Alep, c’est comme deux sœurs », résume Jamal Jneïd, un opposant syrien en exil.
A partir de 2013, la cité turque voit passer un flot d’Occidentaux, diplomates, agents de renseignement et experts en développement. Les uns défilent dans les appartements, sombres et enfumés, que les factions militaires ont loués, pour gérer leurs relations publiques. Certains de ces groupes sont ravitaillés en armes par le MOM, une cellule de soutien secrète, à laquelle participent les parrains de l’opposition, qui est dirigée par la CIA, et basée à Adana, une ville située plus à l’ouest.
Le quartier du souk de Gaziantep, habité en grande partie par des réfugiés syriens, le 15 mars. MUSTAFA KARA ALI POUR « LE MONDE »
Les autres visitent les sièges des ONG, qui poussent comme des champignons, dans les zones conquises sur le régime. Organismes de secours médicaux, agence d’aide alimentaire, journaux, associations culturelle et éducative : leurs locaux occupent des étages entiers de certains immeubles.
Pour les partisans de Bachar Al-Assad, la ville est la base avancée de la conspiration occidentale visant à le renverser. Pour les dissidents, c’est le laboratoire d’une société alternative, plus libre et plus égalitaire. Et un balcon sur Alep, la capitale du Nord, contrôlée à moitié par les rebelles et qu’ils espèrent voir basculer tout entière dans leur camp.
Zone tampon
Le vent commence à tourner à l’été 2015. L’exode vers l’Europe de centaines de milliers de migrants syriens et les attentats commis en Turquie par l’organisation Etat islamique (EI) poussent Ankara à verrouiller sa frontière. Un an et demi plus tard, c’est la chute d’Alep-est, tournant majeur de la guerre.
Les frondeurs de Gaziantep resserrent leur activité sur l’aide aux municipalités « libérées ». Mais sous les avancées du régime et des djihadistes, leur espace d’intervention continue à se rétracter. Tous le savent : l’assaut contre Idlib donnera le coup de grâce à cette capitale en exil qu’a été Gaziantep, de même que les ONG qui opéraient depuis Amman, en Jordanie, ont baissé le rideau à l’été 2018, après la reconquête de la région méridionale de Deraa, par les forces progouvernementales.
Pour les militants, qui ne se sont jamais sentis aussi loin d’Alep, l’heure est à l’introspection. Entre intégration économique en Turquie, exil en Europe et résistance minuscule, chacun s’arrange avec le réel.
« La révolution n’existe plus que dans le cœur et les pensées, admet Anas Hawasli, un ex-activiste d’Alep, qui a ouvert une agence de téléphonie mobile offrant des tarifs préférentiels aux Syriens. Le retour au pays est impossible et je ne veux pas faire la charité en Europe, alors je reste ici, en faisant de mon mieux pour aider mes compatriotes. »
Abdel Salam Al-Homeïdy, un général déserteur qui a participé aux combats d’Alep, a ouvert une épicerie en périphérie de Gaziantep. L’anarchie régnant dans les rangs rebelles l’a convaincu de passer la frontière. Ses ex-compagnons de lutte, lâchés par le MOM, sont passés sous la coupe d’Ankara. La Turquie les utilise pour créer une zone tampon entre son territoire et les Kurdes du PYD (Parti de l’union démocratique), la branche syrienne du PKK avec lequel Ankara est en guerre depuis plus de trente ans. Les responsables de ces milices, à l’image de Mohamed Abdallah, du groupe Hamazh, ont beau assurer qu’ils sont « prêts à reprendre la bataille contre le régime », ils ne trompent plus personne.
Abdel Salam Al-Homeïdy, général déserteur qui a participé aux combats d’Alep, aujourd’hui épicier dans la périphérie de Gaziantep, le 15 mars. MUSTAFA KARA ALI POUR « LE MONDE »
« Je ne m’y retrouve plus »
« Ils sont devenus des mercenaires, ils commettent des injustices contre une partie du peuple syrien, lâche Ossama Shorbaji, directeur d’une ONG, en référence à l’opération menée par ces groupes contre le canton kurde d’Afrin, en janvier 2018. Les gens ont perdu toute confiance en eux. Moi-même, je ne dis quasiment plus que j’appartiens à l’opposition. Je ne m’y retrouve plus. » Après le coup de force des djihadistes d’Idlib, au début de l’année, six employés de son ONG se sont réfugiés en Turquie et deux d’entre eux sont déjà partis pour la France.
« Il reste encore des choses à faire, plaide Ossama Shorbaji. Il faut par exemple se préparer à l’élection présidentielle de 2021. Entre ceux vivant à l’étranger et ceux installés dans le nord de la Syrie, la moitié des électeurs du pays sont hors d’atteinte du régime. Il faut les mobiliser. Même si Bachar Al-Assad gagne avec 60 % des voix, ce sera une victoire : la preuve qu’il n’est pas un dieu intouchable. »
La perspective laisse Abou Ahmed sceptique. Cet ancien cadre d’une ONG de défense des droits de l’homme a le regard inexpressif des gens revenus de tout. S’il ne regrette pas de s’être soulevé contre le régime Assad, il a tiré un trait sur cette période de sa vie.
« Les droits de l’homme, ça ne nourrit pas une famille, confie-t-il. En documentant les crimes du pouvoir, je ne cherchais pas à écrire l’histoire. Je voulais mobiliser la communauté internationale, l’obliger à réagir. Mais rien ne s’est passé. »
A l’instar de la plupart des exilés de Gaziantep, sa priorité consiste maintenant à s’insérer dans son pays d’accueil. Un processus bien parti puisqu’il a obtenu le passeport turc, un sésame que les autorités ont déjà distribué à plusieurs dizaines de milliers de Syriens. « Nous allons rester encore de longues années en Turquie, soupire-t-il. Il faut s’adapter. La vie a choisi pour nous. »
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