L’original de cette carte du Levant est toujours là , rangé dans les archives du Quai d’Orsay. Le document a été crayonné de la main du Français François Georges-Picot, premier secrétaire à l’ambassade de Londres, et du Britannique Mark Sykes, qui l’ont longuement négocié. La première guerre mondiale n’est pas finie, mais Paris et Londres se partagent déjà les dépouilles de l’Empire ottoman, allié de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. L’objectif est de « chercher à détacher les Arabes des Turcs en facilitant la création d’un Etat ou d’une confédération d’Etats arabes », stipule le préambule de l’accord, signé le 16 mai 1916 par l’ambassadeur français à Londres, Paul Cambon, et le secrétaire d’Etat au Foreign Office, Edward Grey.
En bleu et au nord, la zone A, avec les territoires que veut s’approprier la France : le mont Liban, la Cilicie, le nord de la Syrie. En rouge et au sud, la zone B, pour le Royaume-Uni, avec la Mésopotamie, la péninsule Arabo-Persique, la Transjordanie. Un statut international est prévu pour la Palestine. Rendus publics par les bolcheviques après la révolution de 1917, dénoncés comme le symbole des négociations secrètes entre puissances coloniales, ces accords sont entrés dans l’histoire sous le nom de « Sykes-Picot ».
Au début de la guerre, Français et Britanniques considéraient le maintien de l’Empire ottoman comme un moindre mal. Mais la Russie rêve de « libérer » Constantinople. Londres et Paris commencent à penser au dépeçage. A cela s’ajoute la crainte d’un soulèvement des populations musulmanes contre leurs empires coloniaux, alors que le sultan, qui est aussi calife, a lancé un appel au djihad, la guerre sainte. Français et Britanniques misent sur une révolte arabe contre les Turcs, lancée par Hussein, le chérif de La Mecque, la seconde autorité après le calife. Londres lui promet la création d’un grand Etat arabe. C’est dans ce contexte que se tiennent les négociations. Pour compliquer la donne, Lord Balfour, qui succède à Edward Grey au Foreign Office, promet la création d’un foyer national juif en Palestine afin d’obtenir le soutien des communautés juives.
Retour aux réalités
« La politique britannique a donné corps simultanément à trois projets difficilement conciliables : celui d’un partage régional avec des sphères d’influence, celui d’une construction nationale prenant en compte un certain nombre des aspirations arabes, et celui d’une colonie de peuplement fondée sur le projet sioniste du congrès de Bâle », résume l’historien Jacques Frémeaux dans La Question d’Orient (Fayard, 2014). Le retour aux réalités a été d’autant plus rude que ces accords avaient été faits indépendamment de la situation sur le terrain.
Le rêve d’un grand royaume arabe est balayé dans les négociations de l’après-guerre. Lors d’une rencontre privée en décembre 1918, le président du Conseil Georges Clemenceau et le premier ministre Lloyd George peaufinent le partage : le Britannique demande la Palestine et la ville de Mossoul, données au début aux Français – ce que « le Tigre » accepte en échange d’une participation à la future Iraq Petroleum Company, qui détenait le monopole sur l’exploration et l’exploitation du pétrole dans la région. Ces découpages seront finalisés en 1920 par le traité de San Remo, qui donne les mandats français et britanniques sur les pays nouvellement créés. Mais les populations y sont hostiles et se révoltent parfois contre ces accords, vécus comme une trahison.
« Les Arabes ont dû s’y plier mais certains ont su y résister, et c’est le cas des Turcs », relève Jean-Paul Chagnollaud, directeur de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient. Les ÂAlliés tentent également d’imposer, par le traité de Sèvres (mai 1920), le démantèlement de l’Anatolie, avec notamment la création d’un Etat kurde et l’élargissement des frontières de l’Arménie. Les forces grecques occupent Smyrne, les Français la Cilicie, et les Alliés contrôÂlent Istanbul. Mustafa Kemal, le général turc qui anima la défense des Dardanelles, prend alors la tête d’un soulèvement et lance la « guerre d’indépendance ». Le traité de Sèvres est remisé aux oubliettes de l’histoire. Le traité de Lausanne de juillet 1923 reconnaît la République turque, peu ou prou dans ses actuelles frontières.
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