Aux chiffres des fonctionnaires – policiers, magistrats, universitaires – victimes de la répression après le coup d’état du 15 juillet viennent s’ajouter ceux des journalistes.
Le ministre des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, était lundi en visite à Ankara
S’il a dénoncé le coup d’état du 15 juillet contre un gouvernement élu, et salué – je cite  » le courage du peuple turc qui s’est mobilisé dans les rues pour défendre la démocratie au prix de nombreuses victimes « , il a aussi rappelé, notamment au président Erdogan lui-même, l’importance du respect  » des libertés fondamentales, car la démocratie est le meilleur rempart contre ceux qui ne respectent pas ses valeurs « . Depuis la tentative de putsch, une répression de grande ampleur s’est abattue sur le pays : quelque 100 000 fonctionnaires ont été limogés ou suspendus, et 35 000 personnes ont été arrêtées ou font l’objet de procédures judiciaires. Marc Semo rapporte dans Le Monde que le ministre français a rencontré « des représentants de la société civile, qui lui ont exposé les dérives d’une répression de plus en plus étendue, l’ampleur des purges dans la fonction publique, la totale mainmise du pouvoir sur la justice et les pressions sur la presse.  » On ne peut plus parler d’Etat de droit quand le droit repose seulement sur le courage de quelques juristes « , a ainsi souligné Metin Feyzioglu, président de l’Union des barreaux de Turquie. » Au plan international, concernant la bataille de Mossoul, l’activisme turc agace l’autre puissance étrangère en Irak : l’Iran. Cherchant à se présenter comme le protecteur des sunnites, Ankara prétend prendre part à la reconquête de la ville, au nom du passé ottoman de la capitale de la province de Ninive, considérée comme faisant partie de la sphère d’influence turque. « Ankara a affirmé que Mossoul appartenait historiquement à la Turquie. Sans concertation avec le gouvernement irakien, elle maintient ses troupes dans la province : c’est l’exemple même d’une ingérence, au mépris du droit international. Et cela ne peut que créer de l’instabilité « , note Alaeddin Boroujerdi, président de la commission des affaires étrangères du Parlement iranien, rencontré par Le Monde lundi 24 octobre, à Paris. En l’occurrence, le pragmatisme intrusif de la politique étrangère turque l’amène même à s’allier aux peshmergas irakiens de Massoud Barzani, alors que la Turquie combat les Kurdes sur le terrain syrien…
Aux chiffres des fonctionnaires victimes de la répression après le coup d’état viennent s’ajouter ceux des journalistes
Et là on peut constater que le coup d’état a bon dos, puisqu’il s’agit essentiellement de la presse libre, sans rapport avec les responsables militaires du putsch, ni avec les partisans de l’ennemi juré et ancien allié du président, l’imam Fethullah Gülen réfugié aux États-Unis depuis 1999, dont la confrérie prône un islamisme modéré et un certain conservatisme social. Dans l’hebdomadaire Le un, Éric Fottorino donne ces chiffres ahurissants : 130 journalistes derrière les barreaux. « Avant même la tentative de putsch du 15 juillet dernier, entre janvier et avril, près de 900 de nos confrères avaient été renvoyés de leurs organes de presse pour des motifs politiques. 154 médias ont été fermés par décret, près de 105 000 sites web sont désormais bloqués. » Le directeur de la publication ajoute : « On ne compte plus les coups et les mauvais traitements que subissent tous ces fantassins de l’information, les jugements sans justice, les retraits de passeport afin de désamorcer toute tentative de départ pour l’étranger. De crainte qu’ils parlent, qu’ils écrivent, qu’ils témoignent. » C’est pourquoi le 1 a donné la parole à Can Dündar l’ex-rédacteur en chef du grand quotidien Cumhuriyet (La République), où il publiait en mai 2015 des documents prouvant que les services secrets turcs avaient livré des armes à des groupes djihadistes en Syrie. Des révélations qui lui ont valu plusieurs mois de prison et une tentative d’assassinat. Reporters sans frontières lui a décerné en novembre 2015 le prix pour la liberté de la presse. Son récit est éloquent. Il illustre la mainmise progressive et le musèlement des médias d’information en Turquie. Après la révélation du soutien concret apporté par les services de renseignement aux djihadistes de l’organisation Etat Islamique en Syrie – armes, base arrière pour les combattants, passages facilités pour les nouvelles recrues – le président porta personnellement plainte contre lui. Les charges étaient lourdes : « espionnage politique et militaire », « divulgation de documents relevant de la sécurité nationale » et « tentative de renversement de la République ». Au total 42 ans de prison encourues. La Cour constitutionnelle en décida autrement, qui jugea la détention du journaliste contraire au droit. Lors de la répression consécutive au coup d’état de juillet, les deux membres du Tribunal constitutionnel qui avaient ordonné cette remise en liberté figuraient parmi les premières personnes arrêtées… « Selon Reporters sans frontières – conclut Can Dündar – la Turquie confirmerait sa place en toute fin de classement en matière de liberté de la presse, devancée par la Russie et, de peu, par la Chine, deux grands concurrents. »
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