Sous un ciel gris et menaçant, des centaines de petites mains sont à pied d’œuvre. Dans quelques heures maintenant, le président Erdogan viendra au nord d’Istanbul pour inaugurer le troisième pont enjambant les eaux du Bosphore qui séparent l’Asie et l’Europe. «Ce pont Sultan Yavuz Selim est une œuvre unique», clame Ismaïl Kartal, président de la société des autoroutes de Turquie (KGM), qui chapeaute le projet.
Si le nom choisi fait encore débat (Sélim 1er étant tristement célèbre pour avoir massacré la minorité chiite des Alévis), l’édifice et ses dimensions sont impressionnants, rappelle l’entrepreneur: plus de 1,4 km de portée, un tablier de plus de 58 mètres – record mondial – et deux piliers s’élevant à 320 mètres au-dessus du Bosphore. Une prouesse que l’on doit au Français Michel Virlogeux (père du Viaduc de Millau) et à l’ingénieur morgien Jean-François Klein.
Retour à une grandeur passée
Ankara n’a d’ailleurs pas lésiné sur les moyens pour voir sortir de terre ce projet en trois ans seulement: près d’un milliard de francs a été déboursé. Pas de quoi effrayer un président Erdogan dont la soif de «grands travaux» est intarissable. «En Turquie, il y a toujours eu cette volonté de grandeur. Erdogan le sait, il l’alimente. Il veut donner le sentiment du retour à une grandeur passée», explique Ahmed Insel, politologue turc. Ainsi, l’ancien maire d’Istanbul veut redonner à sa ville – ancienne capitale de l’Empire ottoman – son lustre d’antan.
Le troisième pont sur le Bosphore n’est pas encore inauguré que le président turc a sans doute le regard déjà tourné vers le projet de tunnel reliant les deux rives d’Istanbul ou encore l’édification prochaine d’un troisième aéroport pour la métropole. Des constructions qui ne sont pas que des symboles, rappelle Ahmet Insel: «Miser sur la construction, c’est le seul moyen pour la Turquie de tenir son taux de croissance élevé. C’est critiquable mais c’est une dynamique qui fonctionne, au moins à court terme.»
Une métropole engorgée
Du côté du chantier, on rappelle que ce nouveau pont, flanqué de huit voies d’autoroute et deux voies ferrées, servira avant tout à désengorger une métropole stambouliote étouffée par les bouchons. «Les deux ponts ne suffisaient plus pour gérer le trafic. On ne pouvait donc pas faire l’économie d’un tel projet», résume Ismaïl Kartal, rappelant au passage que l’ouvrage s’inscrira dans un nouveau réseau autoroutier et ferré de plus de 215 km.
«Ce troisième pont ne diminuera pas le trafic», s’exaspère Tayfun Kahraman, président de la Chambre des urbanistes d’Istanbul. Pire, «il va créer autour de lui de nouvelles infrastructures, de nouvelles zones urbaines et donc plus de trafic». Et de s’inquiéter également des retombées environnementales. Le réseau routier qui relie le pont traverse une zone naturelle jusque-là protégée: «C’est une vraie menace pour la forêt de Belgrade, le poumon d’Istanbul, et pour les réserves d’eau de la ville.»
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